© Mikha Wajnrych
© Danièle Pierre
Cie Mossoux-Bonté

Genèses monstrueuses

On dit souvent qu’être marionnettiste, c’est être deux, le montreur et le montré. Or, dès que le marionnettiste ne s’efface plus derrière sa création, mais devient visible pour le spectateur, qu’il assume sa présence comme faisant partie du jeu scénique et du spectacle, il revendique en somme une position qui peut sembler sinon impossible, du moins paradoxale : être à la fois montré et montreur, dedans et dehors.

Dehors et dedans : c’est aussi ce qui caractérise la position particulière de la Compagnie bruxelloise Mossoux-Bonté par rapport à l’art de la marionnette. Si Nicole Mossoux, virtuose de la manipulation de mannequins à son effigie dans Twin houses (créé en 1994, et toujours au répertoire de la compagnie), anime objets et matières pour donner vie à d’étranges créatures dans Kefar Nahum (2008), elle est d’abord danseuse et chorégraphe. Avec son complice Patrick Bonté, dramaturge, metteur en scène et réalisateur, elle met en oeuvre un processus de création à la croisée des arts (imaginaire pictural, danse, arts numériques, performance…). Chaque fois que la compagnie a directement utilisé le langage de la marionnette, de manière toujours marquante pour les spectateurs, ce fut comme l’instrument d’une recherche artistique portant sur l’identité du sujet et l’intégrité du corps humain, le dédoublement et la monstruosité, le mouvement en tant qu’impulsion de vie et pulsion destructrice.

C’est, me semble-t-il, dans cette perspective qu’il faut situer le spectacle Kefar Nahum. A partir d’une collection d’objets hétéroclites, glanés çà et là au cours de voyages et de tournées, Nicole Mossoux interroge la position du créateur par rapport à sa création. Mettant en scène sa propre présence / absence en tant que manipulatrice, elle met aussi en jeu sa toute-puissance d’artiste-démiurge, ses échecs et la menace de sa propre destruction. Se tenant sur le fil du rasoir, à l’extérieur et à l’intérieur de sa propre création, elle se laisse déporter, emporter même par le mouvement de celle-ci. Ainsi donc, de déplacements en retournements de situation, le geste créateur se trouve-t-il détourné, l’identité de la marionnettiste bouleversée et le regard du spectateur troublé.

Le mouvement de la création et ses effets boomerang

Comme d’autres spectacles de la Compagnie Mossoux-Bonté, Kefar Nahum repose sur deux principes majeurs du mouvement.

Le premier concerne ce que Nicole Mossoux appelle « le corps dans ses prolongements ». Selon elle, les sources motrices qui interviennent chez le danseur, l’acteur, le performer ou le marionnettiste sont de deux ordres : celui de l’élan et celui du retrait. Plus particulièrement dans la relation à la marionnette ou à l’objet, le mouvement prend son impulsion du corps du marionnettiste vers l’objet envisagé en tant que projection, prolongement même de son propre corps. Mais ce prolongement du corps fonctionne à double sens, puisque dans un second temps l’impulsion revient de l’objet ou de la matière vers la manipulatrice. Ce second temps est donc celui de l’effacement, de manière à donner l’impression que l’objet prend l’initiative du mouvement.

Le second principe (corollaire du premier) est ce que Patrick Bonté nomme "le mouvement antagoniste". A travers le mouvement (d’un danseur, d’un performer ou d’un marionnettiste), il s’agit de montrer un corps tiraillé entre deux intentions opposées, deux rythmes différents, de façon à introduire l’idée de division, de fragmentation et de construire ce que Bonté appelle des "atmosphères schizophréniques".

C’est peut-être dans les spectacles où interviennent les marionnettes que ces atmosphères sont poussées le plus loin. On se souvient en particulier de Twin houses où Nicole Mossoux, via cinq mannequins articulés greffés successivement à son propre corps, affrontait ses doubles : poussé à l’extrême, le mouvement antagoniste qui se manifestait entre la marionnettiste et le mannequin aboutissait à l’agression, voire au viol.

Si les mêmes principes concernant le mouvement sont à l’œuvre dans Kefar Nahum, la technique utilisée est cette fois la manipulation d’objets. Dans ce spectacle centré sur l’idée de genèses monstrueuses, le geste créateur est exhibé pour lui-même.

La Démiurge et le geste créateur : animation, prédation, contamination

Le spectacle commence par un noir complet où se dessine progressivement une forme mouvante, celle d’un tissu qui se plie, se déplie et tournoie telle une matière en fusion, autonome et autogénérée, une sorte de Big bang qui se produirait au milieu des ténèbres du plateau. Puis un noir. Une silhouette apparaît petit à petit, celle de Nicole Mossoux, portant une perruque noire, un masque à gaz sur le visage et une grande collerette blanche sur un habit noir. Sur la table devant elle, une main gantée de blanc se met à composer une petite créature elle aussi à collerette blanche et à grosses lunettes d’aviateur. Cette première créature est le double déformé et primaire de la créatrice. Puis, de son autre main, Nicole Mossoux fait bouger une masse informe de crin, de cheveux peut-être, qui peu à peu se met à ressembler à un insecte, ou plutôt à une sorte d’araignée vite ingurgitée par la première créature à lunettes. Celle-ci se transforme alors, se dresse sur ses pattes (les deux doigts de la main de Nicole Mossoux), s’approche du bord de la table, se penche vers le vide puis se retourne, recule et disparaît. Seule la collerette reste ; c’est un objet que Nicole Mossoux s’empresse d’animer à son tour, jusqu’à ce qu’elle se retourne sur elle-même pour lui emprisonner les mains.

Pour une grande part, le spectacle qui déroule sous nos yeux est un défilé de créatures monstrueuses et cannibales qui peuplent la surface de la table. Les objets utilisés, souvent fragmentaires, sont rarement identifiables à première vue et composent une collection hétéroclite, ou plutôt une réserve de matériaux que l’imagination de la démiurge peut librement investir.

La succession de genèses et métamorphoses affecte la créatrice ; celles-ci la contaminent, la phagocytent. Si elle joue avec humour à tromper l’une de ses créatures en substituant à son œuf l’un de ses propres genoux qu’elle fait apparaître et disparaître, il est d’autres moments où des parties de son corps sont prises au piège de l’un des objets et entrent contre leur gré dans la conception de monstres. Parfois encore, la propre main de la créatrice échappe à son contrôle pour s’animer toute seule, ou bien elle-même se change à son corps défendant en l’une de ses créatures, en l’occurrence une araignée.

La création de ce monde est soumise au ratage, à l’incongruité et à l’humour. Nous avons parfois l’impression de voir une démiurge insatisfaite qui jette ses brouillons ; plus souvent encore, nous voyons ces créatures s’approcher du bord de la table, attirées par le vide, avant de se fondre dans le néant qui les entoure.

Peut-être pourrait-on émettre l’hypothèse suivante : parce que cette démiurge n’a pas su se retirer de la Création, elle est condamnée tantôt à voir ses créatures se retourner contre elle, tantôt à s’engluer dans sa propre création. Un concept théologique emprunté à la Kabbale, le Tsimtsoum, affirme la nécessité du retrait de Dieu afin que la Création devienne autonome et puisse se déployer. Seul le vide créé par ce retrait (même cette rétractation) du Créateur permet à la Création d’exister.

De la faillite de la démiurge émerge le pulsionnel (ou bien est-ce l’inverse ?). Tout se passe comme si celle-ci se trouvait dans l’impossibilité de former des créatures qui puissent nouer entre elles d’autres liens que ceux de prédation. Dans cette « comédie cannibale » (l’un des titres envisagés pour le spectacle, confie Patrick Bonté), une créature en ingurgite une autre, intégrant de fait une part de sa forme et de sa force motrice, ou du moins de sa façon de se mouvoir. Ainsi voit-on au cours du spectacle se dessiner un ensemble de pulsions : vie / mort, création / destruction, Eros / Thanatos, dans différentes déclinaisons.

Non sans humour, le fantasme convoque ou investit les objets. Par exemple, tandis que la tête de Nicole Mossoux se trouve comme plantée sur une pelouse artificielle d’un vert criard, on voit un phallus s’approcher et toucher son visage ; on craint le viol, mais il ne fait que passer tranquillement, si l’on peut dire, en s’appuyant contre sa bouche puis sa joue pour contourner ce visage qui lui fait obstacle. Au cours de la même séquence, un petit arrosoir, avant d’être identifié comme tel, est en quelque sorte soumis, par la manipulation, à une série d’anamorphoses : il n’en apparaît d’abord que le bout (autre image phallique qui défile, elle aussi, devant le visage de Nicole Mossoux) ; puis, présenté sous différents angles, il finit par prendre la forme d’une tête dotée d’une grande bouche que Nicole Mossoux embrasse voluptueusement.

Patrick Bonté et Nicole Mossoux jouent autant avec l’investissement fantasmatique des objets qu’avec celui du corps féminin. Fragmenté, vulnérable, associé de manière incongrue à des objets devenus anthropomorphiques et désirables, ou au contraire étranges et absurdes, ce corps est pris dans le jeu d’un processus fantasmatique. En effet, le fantasme est un scénario du désir qui se concentre sur un détail, se cristallise sur une partie du corps.

Tout au long de la représentation, les objets, puis de plus en plus le corps de Nicole Mossoux, apparaissent tantôt comme des fragments, tantôt comme des composantes tirées d’un ensemble plus vaste. Par là-même, ces fragments et parties fonctionnent comme autant d’embrayeurs pour l’imaginaire du spectateur.

Le regard troublé du spectateur

Davantage que celle d’une marionnettiste, Nicole Mossoux me semble assumer dans ce spectacle la fonction d’un performer, c’est-à-dire d’un créateur de formes et de mouvements qui met en jeu le geste créateur comme véritable champ de bataille : en l’occurrence, le corps du démiurge aux prises avec ses créations, un corps parfois possédé ou en proie au délire. Elle redéfinit ainsi la fonction de l’objet comme prolongement du corps et objectivation des monstres intérieurs. Elle se confronte aux profondeurs de la psyché et joue avec l’interdit biblique par rapport à la reproduction, à l’imitation.

En fonction de cela, il me semble donc également possible de repenser à la fois la mimesis et l’illusion. La mimesis se donne ici comme une mise en crise du sujet créateur par la double question qu’elle suscite et la fragmentation identitaire qui en résulte. Quant à l’illusion de vie produite par ces genèses monstrueuses et avortées, elle saisit le spectateur, s’imprime dans sa psyché pour susciter le trouble. Tout se passe comme si, en quelque sorte, les images formées allaient se prêter à un jeu de déformation. Le spectateur se projette dans le spectacle alors que celui-ci s’élabore à la manière d’un rêve, par un jeu de glissements d’une forme à l’autre, d’un sens à l’autre.

Dans la lignée de la conception freudienne de l’inconscient, les Mossoux-Bonté cherchent à produire l’impression d’inquiétante étrangeté. La figure même que compose Nicole Mossoux au cours du spectacle est polymorphique et polysémique : elle est femme, animal, monstre (tête masque à gaz), corps fragmenté, dispersé. Née de l’imagination de l’artiste, cette figure devient à son tour marionnette pour la scène psychique du spectateur et le travaille après-coup, à différents niveaux. A l’investissement pulsionnel et aux processus de projections inconscients s’ajoutent non seulement le travail de l’imaginaire, mais celui des références culturelles. Chez moi, Nicole Mossoux a réveillé un souvenir de lecture d’adolescente : j’ai assimilé — même si cela m’est apparu plus tard — la figure qu’elle composait avec son masque à gaz à un personnage de bandes dessinées créé en 1939 et repris dans les années 1990, le détective Mister Sandman. Ce détective poursuit les malfaiteurs la nuit, il porte un masque à gaz sur le visage et a pour arme un canon à fumée dont il se sert pour endormir ses ennemis et les plonger dans leurs cauchemars. Lui-même est hanté par un rêve, celui de la tarentule — créature en laquelle Nicole Mossoux se transforme aussi dans le spectacle.

En maîtresse du rêve, Nicole Mossoux assemble et anime des matériaux, forme et déforme les images qu’elle livre aux spectateurs. L’étrangeté de sa présence, au milieu des monstres qu’elle a créés, se fait aussi l’instrument d’une mise en jeu plus profonde de notre imaginaire, puisant sa force dans les ténèbres de l’inconscient.

 

Carole Guidicelli, Docteur en Etudes Théâtrales • 2008