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© Danièle Pierre
Cie Mossoux-Bonté

Inquiétante étrangeté…

Venus respectivement de la danse et du théâtre, vous développez en tandem depuis 1985 des créations mouvantes entre texte, image, objet et mouvement... Comment s'est affirmé cet univers très personnel ?

Nicole Mossoux : Nous avions tous deux fait un peu de chemin auparavant, Patrick dans le théâtre, moi dans la danse, et nous ressentions chacun des manques et des insatisfactions. Nous nous sommes donc naturellement retrouvés à ce croisement où le langage, visuel avant tout, est porté par des univers singuliers. Ce qui nous importe n’est pas de créer un langage, mais des langages, des formes gestuelles, des façons d’être en scène particulières à chaque création.

Patrick Bonté : Nous avions une même envie d’aborder des zones un peu étranges de l’intimité qu’il ne nous semblait pas possible d’explorer avec le concours des seuls codes chorégraphiques ou du texte théâtral, trop souvent imprégné de psychologie ou de réalisme. Nous tenions à laisser au spectateur la liberté de construire ses propres images à partir de ces dérives imaginaires, de ces ouvertures fantasmatiques. Une telle démarche nécessite des langages appropriés qu’il nous faut découvrir à chaque fois. Dans le processus de création, nous travaillons beaucoup par improvisation avec les acteurs et les danseurs à travers des canevas dramaturgiques définis, en laissant cours à l’accident, aux failles, à l’imprévu, en laissant les choses nous échapper, en travaillant une certaine "porosité" de l’être, une mise à disponibilité de l’inconnu qui est en nous…

VD : Des marionnettes alter ego dans Twin Houses au masque dans Katafalk, des acteurs mis en cadre dans Les dernières hallucinations de Lucas Cranach l’Ancien à l’univers fétichiste de Hurricane, les objets, accessoires ou figures, semblent avoir la part belle…

NM : Les objets sont plus ou moins présents selon les spectacles, ils sont ainsi particulièrement visibles dans les solos où s’imposait la nécessité de confronter la présence solitaire à un objet-partenaire : une marionnette, une figure, un jeu d’ombres dans Light !, une corde dans Gradiva. Il s’agissait de mettre en œuvre une certaine triangulation entre l’interprète, le spectateur et le partenaire convoqué. Nous entretenons en outre une certaine fascination pour cet être vide d’histoires, d’affects, de psychologie qu’est la marionnette, à même de jouer pleinement avec les projections et les identifications des spectateurs. 
Twin Houses témoigne d’un rapport très premier avec la marionnette, pour nous qui ne sommes pas marionnettistes. Comment cette figure peut-elle progressivement se charger et donner l’illusion de la vie ? La concentration gestuelle s’est ainsi portée quasi exclusivement vers la marionnette, tandis que mon jeu demeurait le plus possible en retrait.

PB : Le caractère anthropomorphe des figures reste indéniablement troublant. Freud l’évoque très bien dans L’inquiétante étrangeté en montrant comment l’enfance ou certaines sociétés primitives cultivent une non-distinction entre l’animé et l’inanimé en inventant des projections du moi (poupées…) et comment "l’inquiétante étrangeté" se constitue avec la résurgence dans l’univers adulte de telles représentations. 
L’utilisation du masque ou de la marionnette fait également écho pour nous à une obsession liée au double et aux atmosphères schizophréniques. Ce rapport à la séparation, à la division, aussi bien dans l’intention de jeu que dans le mouvement est extrêmement prégnant dans nos pièces : corps tiraillé entre deux intentions antagonistes, entre deux rythmes différents… Un sentiment d’impossible unité…

NM : Le port du masque renvoie également à un souci d’ôter toute expressivité au visage des interprètes. Si le visage, dans son extrême précision, prend en charge l’expressivité, le corps n’a plus grand-chose à dire. Avec le masque, le corps peut prendre le relais et mettre en œuvre les facultés de suggestion qui lui sont propres.

VD : Le retrait, la distance, le recul sont des notions qui reviennent souvent dans vos créations…

NM : En effet, nous ne cherchons pas à nous projeter vers le public, mais au contraire, à donner au spectateur la possibilité de se projeter à travers les interprètes.

PB : On a pu nous reprocher, particulièrement en France d’ailleurs, une certaine froideur du jeu. On touche là au rapport à l’incarnation, qui diffère selon les sensibilités et les cultures. Nous nous reconnaissons davantage dans des univers de suggestion que d’expression. Dans nos spectacles, le doute est implicite au jeu, une distance est prise par rapport à soi et à ses actes… Le retrait comme part constitutive de ce qui est livré sur un plateau.

VD : Intervient dans deux de vos créations Les dernières hallucinations de Lucas Cranach l’Ancien et Simonetta Vespucci un rapport très fort au pictural… Les interprètes, par le cadre ou le procédé vidéo, semblent être mis en effigie. Comment sont nées ces deux pièces ?

PB : La rencontre avec Cranach est née d’un saisissement devant le petit portrait d’une princesse à Londres, portrait dont la duplicité – elle était à la fois innocente, angélique et assassine – ; elle nous a menés vers cette théâtralité de l’étrange très troublante. Comme si le peintre nous invitait à imaginer ce qui s’était passé avant la pose ou ce qui allait se passer après. Nous avons développé un travail sur le vu et le caché et au fil du projet, le cadre s’est imposé. La gestuelle des interprètes n’emprunte cependant rien à la mécanique des marionnettes. Ces personnages sont là comme s’ils avaient été figés dans le tableau pendant cinq siècles et qu’ils se remettaient à vivre. Ils retrouvent cette existence antérieure de façon progressive ou abrupte, d’où des à-coups, des troubles, des arrêts, des impulsions soudaines…
Simonetta Vespucci marque quelques années plus tard un retour aux images maniéristes, savantes et ironiques. La pièce interroge également le portrait, le visage, ce qu’on donne de soi et ce qui nous échappe, mettant en parallèle l’époque contemporaine marquée par une surenchère de notre propre image, via les caméras de surveillance, les photomatons, les reality shows…, et l’époque qui a connu la naissance du portrait : le début de la Renaissance.

VD : Les costumes et les objets participent également à la création d’esthétiques fortes dans vos pièces : la Renaissance pour Cranach, des univers fétichistes, voire sado-masochistes dans Hurricane. Le costume, l’objet orientent-ils peu à peu l’univers ou sont-ils choisis dans un second temps pour conforter une esthétique déjà définie ?

NM : C’est comme avec la musique… Nous travaillons longtemps dans des "tenues", des vêtements qui portent nos gestes ou soutiennent le personnage, l’intention… Puis l’intervention de la costumière (c’est au féminin… : nous avons toujours travaillé avec des femmes, et avons une longue histoire complice avec Colette Huchard) consistera à remettre en question ces propositions, en les prolongeant ou en en prenant le contrepied. C’est toujours un moment délicat pour l’interprète qui doit quitter ses dépouilles pour se mesurer à de nouvelles formes, de nouvelles matières ; ça le touche toujours très fort dans son intimité…
Mais cette confrontation peut l’amener à dépasser le sentiment parfois trop confortable d’une deuxième peau qui épouserait parfaitement la première.
Le frottement du col d’une veste un peu raide a pu faire naître une onde dans le cou, que voici à présent sans col alentour : la mémoire de la sensation qu’il faut alors réactiver a des chances de la rendre plus lisible, dans le double mouvement de la retrouver et de donner à voir ce qui l’a fait naître. Cet agencement donne au geste une autre dimension, et permet au spectateur de se glisser dans l’interstice, quand un rapport trop direct avec la matière refermerait le signe.

Entretien de Virginie Dupray avec Nicole Mossoux et Patrick Bonté • 2008